La soirée s’avançait et je n’avais pas remarqué la présence d’autres personnes que je connaissais ou avais connues. J’avais passé plusieurs heures en compagnie d’un ami de jeunesse, André Cattimes, qui s’était marié et avait eu trois enfants. Depuis son départ, mon regard avait été seulement attiré par une femme plutôt âgée discutant avec des inconnues et dont les traits encombrés par le temps éveillaient en moi la sensation de souvenirs lointains et inaccessibles, simultanément doux et douloureux. Je réfléchissais depuis de longues minutes lorsque je me rappelai enfin à qui ce visage pouvait appartenir. Il s’agissait d’Emma Passerd, une femme que j’avais aimée dans ma jeunesse. Sa stature à la fois droite et humble trahissait une longue vie de célibataire passée dans la précarité d’une existence solitaire, malgré les préjugés sociaux qu’impliquait ce choix de parcours. Elle devait être depuis quelques temps sortie de l’âge d’avoir jamais une descendance. Son visage fatigué de vivre, aussi crispé que distendu, la peau raide tombant au niveau des pommettes, des joues et du menton étroit, avait encore l’éclat de souveraineté que j’aimais tant chez elle, passé de celui d’une jeune princesse méconnue de tous à celui de quelque ancienne impératrice écartée du pouvoir. Ses lèvres encore plus fines qu’autrefois et maintenant gercées exprimaient toujours la même indomptabilité, à présent due à l’inflexibilité de la sagesse et de l’expérience et non plus au défi d’une pureté intouchable. Ses yeux inquisiteurs semblaient harassés d’avoir transpercé tant d’âmes, et leur éclat azuré mêlé d’un trouble flou n’était plus que le triste reflet d’une gloire passée. Ses cils blanchis avaient l’air plus courts, ses sourcils pâlis paraissaient plus fins, ses cheveux décolorés semblaient couronner avec la magnificence du décrépit une tête byzantine. Son front jadis lisse et brillant portait maintenant les marques plissées d’une vie riche en méditation. Sa silhouette toute entière avait été retaillée par les affres du temps, et sa posture parfaitement verticale paraissait lui coûter, comme si elle portait sur ses épaules l’inestimable fardeau des années, plus pesant encore que celui d’Atlas. Dans toute cette image de splendeur, de dignité, de dégénérescence et de souffrance, le souvenir étiolé d’une femme superbe réveillait en moi l’ardeur qui avait pu être mienne il y a bien longtemps, et la vue d’une si fragile œuvre d’art témoignant d’une si grande vaillance malgré les épreuves me faisait presque sourire devant les assauts terrifiants et répétés que m’infligeait l’avancée de l’inéluctable Mort, contre laquelle tous les mortels tentent vainement de résister.